PETITS MATINS GRANDS SOIRS

"Dans le travail de Johana Blanc, c’est le texte qui fait paysage. Qu’il soit déployé sur de grands tissus suspendus ou présenté dans de petits présentoirs, les mots font rapidement naître le décor. Il n’y a plus de limites alors. Ici, l’on remarquera l’absence du corps, celui tant évoqué, celui qui, il y a quelques lignes, errait dans Paris. À vrai dire il n’erre pas. Son corps a changé. Métamorphosée, son enveloppe est devenue plus grande, étendue, divisible. Une horde organisée dévale dans Paris.
Johana nous emmène en balade, celle que l’on fait pour foutre le feu, cramer, casser ; dire que c’est de la merde et qu’on n’en veut pas. C’est aussi une balade pensée en boucle, et qui chaque matin renaîtra. Car ce sont les petits matins, ceux que l’on vit et revit chaque jour, ce sont eux qui petit à petit nous mèneront vers un après."

Caroline Schattling Villeval

personne n’hésite. Chacun•e avance avec les sens en alerte, les gestes et directions à suivre sont immédiatement identifiées et appliquées. Des personnes en avant ouvrent les bennes à ordures qui attendent sur les trottoirs le passage des éboueur•euses, elles en extraient des sacs qu’elles emportent avec elles, nous les imitons. Les sacs sont attrapés chargés sans interrompre l’avancée de la masse. Les fenêtres sont éteintes et tout dort autour de notre foule muette. Les concierges, personnels de ménage, chargé•es d’accueil des grands hôtels nous regardent passer, certain•es ont l’air inquiet, d’autres amusé. Alors que je soupèse les sacs d’une benne pour y trouver le rapport poids/volume le plus avantageux, un homme hilare nous demande de bien vouloir attendre, il dit qu’il a d’autres poubelles dans son local. Une personne surgit derrière moi et lui répond ben viens avec nous alors, elle attrape un sac et se fond dans le groupe à nouveau, je fais pareil. Certain•es, encombré•es de trop de sacs, décident de trainer directement les bennes derrière elles, leur grondement nous accompagne. Nous marchons encore plus vite et nous sommes de plus en plus, le sentiment d’être une force. Je transpire sous toutes mes couches mais ne peux pas ouvrir mon manteau, trop de sacs dans les mains et je ne peux pas risquer de m’arrêter. Je pense que lorsque tout sera fini il faudra recommencer à faire du sport pour ne plus être aussi vite essoufflée, puis je me demande ce qui sera fini quand tout sera fini. On tourne encore une rue, on accélère toujours, la foule s’étire, c’est risqué mais c’est le moment, nous y sommes, chacun•e dépose son butin puant avant de courir en arrière pour attraper encore quelques bennes pendant que d’autres retournent et empilent celles déjà présentes, la pile de déchets grandit, en moins d’une minute elle est énorme, derrière elle d’autres commencent à déployer une banderole quand un cri déchire notre silence affairé LA RETRAITE certain•es sursautent mais la réponse est vive, unanime À SOIXANTE ANS les mains qui ne portent plus de poubelles se joignent pour battre le rythme ON S’EST BATTU•ES POUR LA GAGNER ON SE BATTRA POUR LA GARDER des personnes viennent en renfort pour tenir la banderole pendant que les premières grimpent le long des lampadaires pour l’accrocher bien haut ET LA RETRAITE clap clap À SOIXANTE ANS clap clap ON S’EST BATTU•ES POUR LA GAGNER ON SE BATTRA POUR LA GARDER des fumigènes émergent des manches, trois personnes grimpent et les brandissent du haut du tas d’ordures, d’autres éventrent les sacs plastiques noirs pour répandre au sol les détritus, une fumée rose emplit le ciel, les yeux montent pour la suivre et la voir recouvrir les lettres gravées dans la pierre au-dessus de l’entrée bloquée ET LA RETRAITE clap clap À SOIXANTE ANS clap clap ON S’EST BATTU•ES POUR LA GAGNER ON SE BATTRA POUR LA GARDER ET LA RETRAITE clap clap À SOIXANTE ANS clap clap ON S’EST BATTU•ES POUR LA GAGNER ON SE BATTRA POUR LA GARDER ET LA RETRAITE clap clap À SOIXANTE ANS clap clap ON S’EST BATTU•ES POUR LA GAGNER ON SE BATTRA POUR LA GARDER la banderole est fixée les ordures sont étalées la fumée rose joue avec les lettres dorées du Conseil Constitutionnel et nous avons réussi. Des photographes capturent l’image parfaite pendant qu’une personne masquée lit un communiqué dans le mégaphone. Les corps se détendent et s’autonomisent, je reconnais quelques visages mais ne croise pas leurs regards. J’essaie de prendre une photo avec mon téléphone pour l’envoyer à des personnes que j’aime, pour leur dire bonjour et bon matin, pour leur dire je vous aime et j’aime la révolution. Je recule un peu et une main se pose sur mon épaule, je me retourne et trouve le sourire de C., on se serre dans les bras en riant et on se félicite, pas nous directement, mais le nous plus grand qui a fait ça. On se demande comment ça va mais on n’a pas les mots pour répondre, l’excitation, l’épuisement. On se retourne vers la pile d’ordures et la personne qui tient le mégaphone arrive à la fin de son discours, on crie, on applaudit, on rejoint les voix qui chantent ET ÇA FAIT GRÈVE, BLOCAGE, ÉTUDIANT•ES TRAVAILLEUREUSES, TOUSTES ENSEMBLE, ON EST FORT•ES, TOUSTES ENSEMBLE ON LEUR FAIT PEUR je regarde les visages et en identifie certain•es, croisé•es sur d’autres actions ou rencontré•es autre part, ami•es d’ami•es, camarades. Nous nous saluons par le sourire, lorsque nos yeux se croisent nos voix chantent pour l’un•e l’autre, brève sous-couche de complicité au sein de notre masse. Au bout de la rue un premier car s’arrête. Les policier•es ne descendent pas toustes. Seul•es quatre d’entre elleux se placent devant, iels nous observent ET ÇA FAIT GRÈVE, BLOCAGE, ÉTUDIANT•ES TRAVAILLEUREUSES, TOUSTES ENSEMBLE, ON EST FORT•ES, TOUSTES ENSEMBLE ON LEUR FAIT PEUR les corps et les informations circulent dans la foule et l’énergie se modifie, chacun•e se tient prêt•e ET ÇA FAIT GRÈVE, BLOCAGE, ÉTUDIANT•ES TRAVAILLEUREUSES, certaines mains se suspendent en l’air, le temps de retrouver celleux avec qui iels sont venu•es, mais le chant ne s’interrompt pas TOUSTES ENSEMBLE, ON EST FORT•ES les deuxième et troisième cars se garent calmement, sirènes silencieuses mais gyrophares allumés TOUSTES ENSEMBLE les policier•es restent dans les voitures, en retrait ON LEUR FAIT PEUR iels nous comptent, nous toisent, nous attendent. Dans le mégaphone une silhouette masquée nous dit bravo et merci, sans plus de question les corps se séparent et partent par petites grappes dans des directions opposées. Nous disparaissons. Dans quelques secondes il ne restera que le tas d’ordures que nous laissons sur leur palier, et des volutes de fumée. Je cherche C. des yeux mais je ne la voit plus. Je salue N. et M. qui me glissent au passage un rendez-vous, fontaine des Innocents dans une demi-heure, je hoche la tête, iels ne me proposent pas d’y aller ensemble, je pars de mon côté. Il est encore très tôt. Je fais un détour pour ne pas passer directement devant les cars, remonte la rue par laquelle on est arrivé•es. Un camion poubelle l’arpente, désœuvré. Je tourne à gauche, puis à nouveau à gauche, traverse le boulevard pour ne pas emprunter le trottoir sur lequel sont garé•es les policier•es je pense POLICE PARTOUT je marche vite et ne les regarde pas je pense JUSTICE NULLE PART je descend dans le métro et j’écris à une personne que j’aime que tout s’est bien passé. J’écris aux camarades que je me dirige vers le campus, comme convenu, et range mon téléphone. Je m’assieds sur un siège et ferme les yeux. Je n’aime pas beaucoup les actions juste pour la photo. Je reconnais leur utilité, mais je me sens utilisée. Je ressors mon téléphone et je cherche le hashtag sur instagram, rien pour l’instant, je consulte les stories des visages reconnus, les images sont là, belles, fortes, poings brandis poubelles éventrées fumée rose lettres dorées, non c’est vrai, ça en jette. Les gens vont se réveiller avec cette image, elle fera les brèves des journaux du matin et le tour des groupes d’action, aujourd’hui n’est pas une journée comme une autre, il y a des ordures plein le conseil constitutionnel et on est déjà dans la rue. Je prends des captures d’écran et les envoie à tour de bras, bon réveil, bon matin, joyeuse grève, regarde maman j’étais là. Je relève la tête et sursaute, c’est mon arrêt, les portes se referment avant que j’aie eu le temps de réagir. Mon téléphone vibre dans ma main, je lis besoin de renfort à la TIRU. Après tout, l’AG du campus est bien plus tard. Je regarde le plan de la ligne, au final ça tombe plutôt bien, je me rassois, je réponds j’arrive et transfère le message aux camarades que je pense être dans le coin. Je change de ligne, je me rassois, je ferme les yeux. Je sens la fatigue dans mes muscles, dans mes paupières. Je sens la force dans mon ventre, dans mon souffle. Je respire fort, je me sens fière, ET FÉMINISTE ET RADICALE ET EN COLÈRE . Je suis arrivée. Je longe les immeubles anonymes et descend le long du tunnel qui passe sous le périph’. Je revois le matin où on en a bloqué les sorties avec le copaines de l’AG. Jour après jour les images se superposent, se confondent, les actions, les parcours de manif, les sauvages, les nasses. De nouvelles balises apparaissent pour trier les souvenirs, avant ou après le 49.3, avant ou après sainte-Soline. Avant ça je n’étais jamais passée sous ce pont, maintenant je le connais par cœur. Les stickers aux couleurs des collectifs et syndicats qui décorent le chemin, l’odeur de feu de palette qui confirme qu’on est sur la bonne voie. Je suis arrivée. Il y a une trentaine de personnes, toustes ont l’air un peu égaré•es. Une fanfare est en train de ranger ou de déballer des instruments. Je ne vois pas la personne qui m’a écrit. Tout a l’air calme. Je repère un petit groupe de camarades, il y a cette fille que j’ai croisé au blocage de la fonctionnelle, puis une autre fois à l’AG des cheminot•es, puis l’autre jour au rassemblement, et hier quand le cortège de la manif sauvage a été scindé par les lacrymogènes et qu’on ne retrouvait plus nos ami•es respectif•ves dans la foule qui criait TOUT LE MONDE s’est regardées et on s’est dit on reste ensemble DÉTESTE LA POLICE et on s’est tenu la main en pressant nos écharpes sur nos visages pour atténuer la brûlure du gaz TOUT LE MONDE DÉTESTE LA POLICE et en se promettant l’une à l’autre, l’une après l’autre, que ça allait passer TOUT LE MONDE DÉTESTE LA POLICE elle me sourit elle dit on se quitte plus alors et je ris, je ne sais même pas comment elle s’appelle. Je tape dans son poing avec le mien, et dans ceux des autres, je demande comment ça s’est passé ici ce matin, iels me disent que ça tient. On me dit qu’aux dernières nouvelles, les autres dépôts tiennent bon aussi ce matin. Que la police à cheval est venue à Romainville, mais qu’ils n’y a pas eu de charge. Pour l’instant. Je me demande si R. y est, je lui envoie un message qui demande si ça va. Je leur montre les photos du Conseil, mon téléphone passe de main en main et tout le monde est content, ça va être une belle journée. On énumère les prochains rendez-vous. L’agenda et le bilan sont mis à jour oralement et collectivement, en permanence, nous sommes partout, tout le temps. Une personne passe entre les groupes, elle nous glisse qu’il y a une action à deux rues de là, besoin de monde pour bloquer l’entrée d’une banque, on regarde autour, le besoin ici ne semble pas immédiat, certain•es hésitent, j’interroge du regard la fille d’hier, elle acquiesce et on emboite le pas des camarades qui se dirigent vers le tunnel. Je sors un autocollant que je colle sur un feu de circulation, elle m’en demande quelques uns, on décore notre parcours en imitant une téléréalité d’aménagement d’intérieur, on repeint le quartier gratuitement, travaux d’embellissement, le soleil se lève presque la rue est belle je pense ET LA RUE ELLE EST À QUI ? je prends de l’élan, cours et saute pour en coller un d’une grande claque sur un panneau d’affichage en hauteur ELLE EST À NOUS je n’ai jamais sauté aussi haut je ne pensais pas réussir du premier coup je pense on est dans la rue et on n’a pas peur ET LA RUE ELLE EST À QUI ? mon corps, dans la rue, pas peur ELLE EST À NOUS on entend au loin des klaxons et l’écho d’un mégaphone, on presse le pas. L’entrée du parking est tenue par deux banderoles, une file de costards à scooter s’impatiente et tente de la percer, l’agent de sécurité semble au bord du burn out et la foule chante SI TU PENDS PAS L’PATRON, T’AURAS PAS TA RETRAITE, SI TU PENDS PAS L’PATRON, T’AURAS PAS TON POGNON elle sort un mégaphone de son sac et reprends PENDS, PENDS, PENDS TON PATRON, T’AURAS TA RETRAITE, PENDS, PENDS, PENDS TON PATRON, T’AURAS TON POGNON nous rejoignons l’embouteillage en sautillant. Derrière les banderoles des mecs s’engueulent. Les scooters et voitures passent au compte-goutte. Des autonomes tentent de les en empêcher et ses syndicalistes tentent d’empêcher les autonomes de bloquer totalement, arguant un barrage filtrant. Un banquier nous insulte depuis sa moto et menace de passer en force, les corps se poussent dans les deux sens, pour renforcer la ligne ou pour s’en éloigner, le slogan se perd dans les protestations. Le banquier dit qu’on ne peut pas bloquer le pays comme ça, quelqu’un lui colle un sticker ACAB sur le casque, le banquier fait mine de le frapper mais il est encombré de sa moto, l’agent de la sécurité réussit à lui frayer un passage et il s’engouffre dans le parking en faisant rugir son moteur, quelqu’un crie ILS SERVENT À RIEN, ILS NOUS COÛTENT CHER et tout le monde reprend LICENCIONS LES BANQUIERS, LES ACTIONNAIRES les rangs se reforment derrière la banderole ILS SERVENT À RIEN, ILS NOUS COÛTENT CHER des militant•es lancent des tracts dans les airs et tout le monde applaudit, quelqu’un entonne ET LA RETRAITE elle soupire en riant À SOIXANTE ANS elle dit encore ? ON S’EST BATTU•ES POUR LA GAGNER ON SE BATTRA POUR LA GARDER, LA RETRAITE pouet pouet À SOIXANTE ANS à dix-huit ans ON S’EST BATTU•ES POUR LA GAGNER je lui montre la photo de la banderole que j’ai vue l’autre jour dans le cortège des jeunes ON SE BATTRA POUR LA GARDER elle explose de rire ET LA RETRAITE elle dit mais c’est ça qu’il faut chanter À SOIXANTE ANS je dis j’ose pas ON S’EST BATTU•ES POUR LA GAGNER elle dit on y va ensemble ON SE BATTRA POUR LA GARDER elle colle son visage au mien et brandit le mégaphone on crie LA RETRAITE, ON S’EN FOUT, ON VEUT PAS BOSSER DU TOUT des oreilles se tendent et des rires fusent LA RETRAITE quelques un•es reprennent en secouant la tête ON S’EN FOUT puis d’autres, plus fort ON VEUT PAS BOSSER DU TOUT on commence à convaincre LA RETRAITE, ON S’EN FOUT, ON VEUT PAS BOSSER DU TOUT mais je sens qu’iels ne nous prennent pas au sérieux LA RETRAITE ON S’EN FOUT iels croient qu’on blague ON VEUT PAS BOSSER DU TOUT alors je la regarde et j’entonne NOUS, CE QU’ON VEUT elle acquiesce et me suit C’EST LA GRÈVE GÉNÉRALE, iels reprennent, plus graves, NOUS, CE QU’ON VEUT, C’EST LA GRÈVE GÉNÉRALE c’est marrant pourtant pour moi c’est exactement la même chose NOUS CE QU’ON VEUT mais avec les gros mots des marxistes c’est vrai que ça sonne mieux C’EST LA GRÈVE GÉNÉRALE, NOUS, CE QU’ON VEUT, C’EST LA GRÈVE GÉNÉRALE je suis essoufflée, je baisse le mégaphone mais iels continuent NOUS, CE QU’ON VEUT certains regards se font rêveurs, le niveau sonore baisse mais la mélodie persiste C’EST LA GRÈVE GÉNÉRALE, NOUS, CE QU’ON VEUT, C’EST LA GRÈVE GÉNÉRALE, NOUS, CE QU’ON VEUT, C’EST LA GRÈVE GÉNÉRALE, NOUS, CE QU’ON VEUT mon téléphone vibre, je lis plusieurs appels en absence et messages non lus, je survole les conversations, qui est où, qui fait quoi, je lis rassemblement pour C. interpellée ce matin devant le Conseil Constitutionnel, mes oreilles bourdonnent C’EST LA GRÈVE GÉNÉRALE je vois son sourire rayonnant ce matin, sa joie simple d’avoir fait une pile avec des poubelles NOUS, CE QU’ON VEUT je transfère l’appel à tout mon réseau C’EST LA GRÈVE GÉNÉRALE je regarde le plan de métro je montre le message à mes voisin•es je dis je comprends pas tout s’est bien passé on s’est dispersé•es vite c’était calme iels me répondent POLICE PARTOUT, JUSTICE NULLE PART, POLICE PARTOUT, JUSTICE NULLE PART, POLICE PARTOUT, JUSTICE NULLE PART, POLICE PARTOUT je quitte le groupe et marche vers le métro en répondant aux messages et relayant les infos l’action s’est bien passée tout était calme C. a été interpellée alors qu’elle allait se reposer après l’action dans un café quelques rues plus loin une des camarades avait gardé sa chasuble syndicale j’entends des sirènes de voitures de police et je presse le pas en rentrant les épaules. Je colle un sticker sur le quai du métro, il y est écrit LIBERTÉ et aussi DARMANIN NE FERA PAS SA LOI je croise le regard d’un•e voyageureuse qui me fixe sans rien dire, indéchiffrable. Le métro arrive, je m’assieds sur un strapontin. J’écris à B. que je ne viendrai pas à l’AG du campus, elle me répond que le blocage n’a pas tenu, les autres appellent à rejoindre le rdv des cheminot•es. Je dis ok, je serai pas loin, tiens-moi au courant. Je demande à L. où il est. L’écran de mon téléphone s’éteint, il fait ça depuis quelques jours, la batterie passe de 50 à 0% d’un seul coup. Je regarde le plan de la ligne je pense qu’au moins si je suis arrêtée iels ne pourront pas fouiller mon téléphone je compte les stations je me demande quel motif iels ont pu invoquer pour interpeller quatre personnes pour avoir juste fait une pile avec des sacs poubelles devant un lieu de pouvoir je regarde les voyageureuses tout est si calme. Je sors du métro tout est normal les gens marchent sur le trottoir et traversent au passage piéton la rue n’est pas à nous. J’arrive devant le commissariat, tout le monde est là, un policier parle avec S. et trois personnes que je ne connais pas, les autres sont derrière et crient LIBÉREZ NOS CAMARADES je demande ce qu’il s’est passé LIBÉREZ NOS CAMARADES on me demande ce qu’il s’est passé LIBÉREZ NOS CAMARADES on se répète ce qu’on sait déjà LIBÉREZ NOS CAMARADES l’action s’est bien passée tout était calme il n’y a pas eu de confrontation avec les forces de l’ordre quatre personnes ont été interpellées alors qu’elles allaient se reposer après l’action dans un café quelques rues plus loin une des camarades avait gardé sa chasuble syndicale, iels ont attendu qu’on se soit dispersé•es pour en attraper quatre au hasard, bande de lâches LIBÉREZ NOS CAMARADES le policier rentre dans le commissariat S. tape dans mon poing avec son poing elle me dit qu’il voulait juste savoir ce qu’on voulait LIBÉREZ NOS CAMARADES elle rit elle dit en fait je crois qu’il avait pas bien entendu LIBÉREZ NOS CAMARADES ligotez nos camarades ? LIBÉREZ NOS CAMARADES libellez nos mascarades ? LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES, LIBÉREZ NOS CAMARADES certain•es s’assoient par terre, ça va durer longtemps. Le rideau de fer de l’entrée principale est baissé, on aperçoit des silhouettes barricadées derrière. Iels croient quoi, qu’on va prendre d’assaut leur commissariat avec nos petites pancartes en carton et notre slogan tout pété ? Les regards s’égarent sur la façade, tentent d’en visualiser l’architecture interne, se demandent où sont nos camarades. On sait que les cellules de garde à vue donnent rarement sur l’extérieur mais que les camarades finissent toujours par apprendre qu’on est là, parce que les policier•es parlent entre elleux du boucan qu’on fait et qui les empêche de travailler calmement. De nouvelles personnes arrivent, d’autres partent, le cri ne s’arrête pas LIBÉREZ NOS CAMARADES on attend. Je branche mon téléphone à la batterie portative de S. et elle me montre les images du blocage auquel elle était avant de venir. G. nous raconte la situation sur le campus et je raconte le blocage à la banque à côté de la TIRU, F. s’approche et nous dit que plus loin dans la rue un portail blindé masque une petite cour intérieure dans laquelle les flics peuvent prendre leur pause tranquille. On va se planter devant en chantant bien fort MOINS D’PAUSES CLOPE LIBÉREZ NOS POTES, MOINS D’PAUSES CLOPE LIBÉREZ NOS POTES, MOINS D’PAUSES CLOPE LIBÉREZ NOS POTES, MOINS D’PAUSES CLOPE LIBÉREZ NOS POTES au moins ça change un peu. Je dis que je vais rejoindre B., on partage les rendez-vous à suivre, les rassemblements, les piquets, beaucoup appellent à rejoindre les cheminot•es, ça va être gros. On s’échange des informations et des autocollants. Je récupère mon téléphone, G. me donne des tracts à donner à B. quand je la croiserai, je leur dit tenez bon, tenez-nous au courant, embrassez C. quand elle sortira, je traverse et m’éloigne, la rue est déserte. Il est encore très tôt. Je marche seule vers le métro, je regarde le ciel, le jour se lève très lentement, on dirait qu’il va faire beau. J’approche de la station quand j’entends des pas derrière moi qui courent, peu nombreux, plutôt légers, un•e joggeureuse sans doute, les pas se rapprochent sans que je les voie, le crissement des baskets sur l’asphalte met soudain mes sens en alerte, malgré le calme environnant dans ma tête j’entends les pas qui résonnent les cris j’entends ce qu’on m’a appris NE COUREZ PAS il ne faut jamais courir lors d’une charge NE COUREZ PAS oui mais j’ai peur NE COUREZ PAS ce serait écraser les plus petit•es et abandonner les moins rapides NE COUREZ PAS les pas qui courent dans le calme de la rue se rapprochent et soudain il y a ce souffle près de mon oreille, le•a joggeureuse me frôle, iel me dépasse à toute vitesse et juste devant moi se prend les pieds, dans quoi, je ne sais pas bien. C’est un mouvement désordonné mais tout s’enchaine comme si c’était chorégraphié, je vois la scène comme si elle se déroulait au ralenti, iel tombe au sol et effectue une roulade sur le côté pour amortir sa chute. Je vois le corps du•e la joggeureuse s’effondrer sans raison apparente, et ma tête crie danger. Mes yeux voient le•a joggeureuse qui perd l’équilibre et mon cerveau voit les corps qui tombent à Sainte-Soline. Le•a joggeureuse finit sa roulade pour s’accroupir aussitôt, son premier réflexe va pour stopper le chronomètre de sa montre à écran tactile. Je lui demande si ça va, iel me dit que oui. La rue est calme, j’arrive au métro. Je monte dans la rame, m’appuie contre la barre et regarde mes pieds. Le train accélère et freine brusquement mais mon corps ne perd pas l’équilibre, je me sens en contrôle. Je me revois enfant luttant pour me maintenir debout dans les virages en faisant de grands mouvements des bras, rien ne semblait plus cool que de savoir être debout dans le métro sans s’aggripper à la barre. Ne pas se tenir, ne pas tomber. Maintenant mon corps sait. Je suis cool. J’arrive à la gare et me glisse dans les couloirs en observant les gens, il y a plus de monde ici, j’essaie de repérer les militant•es dans la foule des voyageureuses, de sentir dans le mouvement désordonné des passant•es la fluidité de celleux qui marchent ensemble. Nous remontons le dernier quai, dispersé•es, on se retourne et on croise nos regards, j’en avais repéré certain•es dès le grand hall, d’autres, pas. Le bout du quai se transforme en chemin qui débouche sur un vaste terrain, derrière les entrepôts. Des personnes rigolent devant un énorme feu de palette, un peu en retrait d’une foule qui nous tourne le dos et applaudit quelqu’un•e que je ne vois pas. Je rejoins R. et la serre dans mes bras. Le soleil tarde à se lever et le feu nous hypnotise, on réchauffe nos mains. R. me dit que ça a chargé au dépôt d’Aubervilliers. Elle me dit que maintenant, c’est tous les matins. Qu’elle a des bleus sur les bras. Derrière le feu la foule écoute une personne qui crie quelque chose dans un mégaphone mais on ne comprend pas tout, des bribes de mots nous parviennent L’EXPLOITATION DES TRAVAILLEURS ET DES TRAVAILLEUSES ou LA MISÈRE ou encore POUR NOUS DIVISER suivi d’un BOUUUH crié par la foule, ou alors TOUS ENSEMBLE ou DANS LA RUE ou bien ON VA GAGNER suivi d’un OUAIIIIS. On dit c’est vrai ça on va gagner, on crie avec elleux OUAIIIIS. La voix dans le mégaphone change mais on ne comprend toujours pas, on s’en désintéresse, on se donne des nouvelles des personnes qu’on a vues sur les piquets. Je lui demande si elle sait pour C., je lui raconte, elle dit maintenant il y a des arrestations sur toutes les actions qui ne sont pas aussitôt et directement revendiquées par un syndicat. On regarde la foule qui dit BOUUUH et OUAIIIIS on se dit bon là au moins on sera tranquilles. Un groupe arrive par le chemin du bout du quai avec des drapeaux de syndicats de l’énergie, iels crient EMMANUEL MACRON, SI TU CONTINUES, IL VA FAIRE TOUT NOIR CHEZ TOI l’un d’elleux a une pancarte avec une urne funéraire, dessous il est écrit « mon pot de départ » iels chantent fort, la foule se retourne pour les accueillir, plusieurs personnes activent la fonction sirène de leurs mégaphones, tout le monde crie, un pétard retentit et je sursaute, R. soupire qu’il y a beaucoup trop de couilles aux AGs des cheminot•es, je ris. Les discours reprennent et des copaines émergent de la foule pour nous rejoindre autour du feu, on débriefe l’action d’hier, on en rejoue les meilleures scènes, quand une femme nous a dit d’un air excédé qu’on bloquait la route le jour de son départ en vacances, quand toute une file de camions a lancé un concert de klaxons pour nous encourager, quand des passant•es nous ont proposé de distribuer nos tracts, quand une personne assez agée et très mignonne a proposé de nous apprendre une chanson, qu’on lui tendu le mégaphone et qu’elle y a gueulé DARMANIN, RANGE TES MAINS, RANGE TA QUEUE, FERME TA GUEULE, TA SALE GUEULE DE FACHO, ON LA DISSOUDRA BIENTÔT on parle des points à mieux gérer la prochaine fois, répartir les équipes au point de rdv et pas sur place, supprimer la boucle signal dès l’action commencée, racheter des piles pour le mégaphone. La foule derrière nous exulte, ça bouge, on dit il se passe quoi ? les gens nous répondent on y va, on dit où ça ? iels haussent les épaules et les sourcils, on les suit. On redescend le petit chemin en criant GRÈVE, BLOCAGE, MACRON DÉGAGE la rumeur glisse qu’on va descendre sur les rails et bloquer les trains GRÈVE, BLOCAGE mais en fait on remonte le quai jusqu’au hall MACRON DÉGAGE peut-être qu’on ira sur les rails depuis l’autre hall GRÈVE on traverse la foule avec notre foule BLOCAGE on descend la rampe vers les trains régionaux MACRON DÉGAGE c’est peut-être ça qu’on va bloquer GRÈVE, BLOCAGE les couloirs se recouvrent d’autocollants MACRON DÉGAGE les slogans rebondissent sur le carrelage GRÈVE, BLOCAGE la foule est compacte mais pas comme celle des heures de pointe MACRON DÉGAGE question de rythme GRÈVE, BLOCAGE je repère B. pas loin devant, elle est hilare MACRON DÉGAGE je la rattrape et lui demande si elle sait où on va, elle n’en a aucune idée. Je lui donne une pile de tract pour tout à l’heure, elle hoche la tête et les range dans son sac, elle me demande si j’ai des nouvelles de C., je réponds la même chose que ce qu’elle sait déjà, je lui demande la situation sur la campus, elle me réponds la même chose que ce que je sais déjà GRÈVE, BLOCAGE, MACRON DÉGAGE, GRÈVE, BLOCAGE, MACRON DÉGAGE on arrive sur le quai du métro, les copaines nous retrouvent, on se demande où on va, la foule s’entasse dans la rame sans cesser de crier GRÈVE, BLOCAGE je suis entrainée loin des copaines et très près d’un mégaphone MACRON DÉGAGE des sirènes et klaxons résonnent les mains frappent les vitres et tout tremble GRÈVE, BLOCAGE, MACRON DÉGAGE je ne me sens pas très bien GRÈVE, BLOCAGE, MACRON DÉGAGE je glisse mes bouchons d’oreille GRÈVE, BLOCAGE, MACRON DÉGAGE les copaines m’ont traitée de vielle au début mais maintenant j’assume GRÈVE, BLOCAGE, MACRON DÉGAGE mes bouchons d’oreilles sont mes alliés, je ne sors plus sans eux GRÈVE, BLOCAGE, MACRON DÉGAGE quand le bruit résonne trop fort dans ma cage thoracique je peux GRÈVE, BLOCAGE m’isoler MACRON DÉGAGE me protéger GRÈVE, BLOCAGE, MACRON DÉGAGE respirer GRÈVE, BLOCAGE, MACRON DÉGAGE, GRÈVE, BLOCAGE, MACRON DÉGAGE, GRÈVE, BLOCAGE, MACRON DÉGAGE la foule descend et s’agglutine dans l’escalier, je retrouve R. qui m’attrape le bras et promet de ne plus me perdre, j’enlève mes bouchons, j’hésite, je les remets puis les enlève on se tient par le bras et on piétine dans l’escalier, ça n’avance plus, le mot passe qu’il faut faire moins de bruit, ça produit plutôt l’effet inverse sur le moment mais tout à coup la tête du cortège se met en marche et tout le monde se tait. On sort du métro et on marche vite dans le petit matin, froid sec et vif. La foule avance d’un pas souple, menace rassurante, je me laisser porter. J’entends autour de moi des personnes essayer de deviner où l’on va. Les rues défilent, les directions s’enchainent et se brouillent. Le rythme s’accélère et je vois les personnes en avant faire de grands signes en arrière pour que la foule reste compacte. Je regarde les façades des immeubles, la plupart des fenêtres sont encore dans la nuit, je vois quelques silhouettes, je me demande ce qu’iels voient. Le pas s’accélère encore et R. me tient fermement le bras, elle dit non mais on va pas courir non plus, presque aussitôt les personnes devant nous se mettent à courir elle dit ah ok on court on tourne à un coin de rue on voit la tête du cortège qui s’engouffre dans un bâtiment immense énorme en pierre avec des colonnes et tout on court plus vite on voit les flics juste en face au bout de la rue on court iels courent vers nous on court vers l’entrée du bâtiment en pierre R. me demande mais on est où j’en sais rien mais je préfère être dedans qu’en face des flics on court on grimpe les marches deux par deux quatre à quatre on passe les portes on avance dans un hall en marbre qui donne sur une espèce de verrière immense, ça donne le vertige, c’est grand comme une gare et ça résonne pareil, des fumigènes sont allumés et le chant sature déjà l’espace ON EST LÀ, ON EST LÀ, MÊME SI MACRON NE VEUT PAS NOUS ON EST LÀ, POUR L’HONNEUR DES TRAVAILLEURS, ET POUR UN MONDE MEILLEUR, MÊME SI MACRON NE VEUT PAS NOUS ON EST LÀ la foule continue d’affluer on avance à tâtons dans le bruit et la fumée ON EST LÀ je repère d’autres copaines un peu plus loin ON EST LÀ je tire R. par le bras et lui montre de la tête on se faufile pour les rejoindre, elles chantent POUR L’HONNEUR DES TRAVAILLEUSES, ET POUR UNE RETRAITE HEUREUSE en regardant la fumée qui emplit peu à peu le hall MÊME SI MACRON NE VEUT PAS NOUS ON EST LÀ l’architecture est étourdissante ON EST LÀ tout est pensé pour qu’on se sente tout•e petit•e mais on crie ON EST LÀ et notre cri est énorme MÊME SI MACRON NE VEUT PAS NOUS ON EST LÀ les sifflets les klaxons les pétards s’entrechoquent je remets mes bouchons d’oreille R. me serre le bras je lui prends la main elle demande si on peut sortir je ne sais pas si elle me demande de sortir avec elle ou si elle s’enquiert de la faisabilité technique de cette action, on se retourne vers l’entrée, on dirait que les grilles ont été fermées, la fumée brouille tout. L. nous rejoint, il dit venez derrière la banderole, y a plus de place, on le suit, d’autres copaines sont là, je sens le corps de R. se détendre, je lâche sa main on chante DES RETRAITES DE MINISTRE POUR TOUTES LES FÉMINISTES les autres ne suivent pas trop mais on s’en fout, iels peuvent bien continuer chanter leurs slogans qui datent de la guerre de 14 nous aussi ON EST LÀ. L’autre bout de la foule lance un AA-AH, ANTI, ANTICAPITALISTE, AA-AH ça ça nous plait on le reprend ANTI, ANTICAPITALISTE, AA-AH, ANTI je regarde la verrière derrière nous ANTICAPITALISTE je m’aperçois que juste derrière la vitre AA-AH contre laquelle sont appuyé•es les camarades ANTI il y a une dizaine de jeunes entrepreneureuses chemises impeccables ANTICAPITALISTE qui nous filment comme s’iels étaient au zoo AA-AH on écrase nos visages contre la vitre ANTI on fait des grimaces et des signes obscènes ANTICAPITALISTE c’est pas souvent qu’iels voient des gauchistes AA-AH iels en auront pour leur argent ANTI, ANTICAPITALISTE, AA-AH, ANTI, ANTICAPITALISTE, AA-AH les startupeureuses finissent par tirer des rideaux pour ne plus nous voir, on ne sait pas bien si on a gagné ou perdu mais on crie. La foule se met en marche et longe les salles de réunions où les rideaux se tirent au fur et à mesure, iels ont peur de nous. Le bâtiment est à nous on crie PARIS, DEBOUT, SOULÈVE TOI je demande mais on est où en fait PARIS, DEBOUT on m’explique SOULÈVE TOI que ces braves cadres dynamiques planqué•es derrière leurs rideaux sont les employé•es et dirigeant•es des plus grandes banques et fonds de pension privés du pays je comprends mieux pourquoi iels ne se soulèvent pas PARIS et pourquoi les flics étaient si pressé•es de nous barrer l’entrée DEBOUT nous sommes en plein cœur de la finance du futur SOULÈVE TOI c’est ici que s’organise la misère du futur PARIS que se comptent les milliards du futur DEBOUT qui seront soutirés aux exploité•es du futur SOULÈVE TOI nous descendons des escaliers en verre vers un patio en marbre sur lequel donne un café chic PARIS les serveureuses barricadé•es à l’intérieur nous regardent passer entre les élégantes petites tables DEBOUT dressées dehors pour que les bourgeois puissent prendre une pause bien méritée entre deux confcalls SOULÈVE TOI iels ont l’air inquiet PARIS en réalité iels n’ont rien à craindre DEBOUT car notre colère ne parvient pas à dépasser la peur SOULÈVE TOI on se faufile entre les tables en prenant bien garde de ne rien abîmer PARIS nous ne faisons que passer DEBOUT chacun•e se tend déjà à l’approche de la sortie SOULÈVE TOI en réalité tout le monde sera soulagé que l’on sorte PARIS R. me serre le bras elle me dit on est trop nombreux pour que les flics nous chargent tout de suite DEBOUT je ne sais pas si c’est elle ou moi qu’elle veut rassurer. Dehors on voit qu’une partie des personnes qui nous suivaient n’a pas pu rentrer et reste bloquée devant l’entrée principale, un cordon de CRS nous empêche de les rejoindre. Certain•es s’approchent de la rangée de boucliers en criant, R. me tape sur l’épaule et me désigne les copaines qui se glissent dans la foule vers les rues qui semblent dégagées R. dit on trace je la suis on s’extrait du cortège et on marche vite, on range chasuble stickers drapeaux, L. rigole elle dit moi je veux rejoindre le rassemblement pour C. deVant le commissariat pas deDans. On marche et petit à petit on se détend. Je montre à R. la boucle dans laquelle J. m’a ajoutée et le rdv qu’iels ont lancé, je dis que j’y vais elle demande qui est à l’initiative je dis j’en sais rien elle dit c’est mort. On marche en silence, la rue est déserte, il fait encore nuit mais le jour commence à poindre, on entend des oiseaux. Je les laisse à un croisement, R. me dit fais gaffe, je lui dis je t’écris et je descends les escaliers. Je cours en entendant le signal des portes et je me glisse dans le wagon juste avant qu’elles ne se ferment. Je regarde autour de moi, j’essaie de croiser des regards, me demande pourquoi personne ne me félicite. Le métro démarre. À l’arrêt suivant les portières s’ouvrent sur un quai presque vide. Une personne monte et regarde furtivement autour d’elle, nos yeux se croisent. Je ne l’ai jamais vue mais je la reconnais aussitôt. Elle aussi elle y va, je pourrais en mettre ma main au feu. Les personnes qui prennent le métro à cette heure ci n’ont pas ce regard. Celleux qui prennent le métro pour se rendre au travail n’habitent pas l’espace de la même manière. On n’est pas là pareil quand on sait qu’on va chanter ON EST LÀ, ON EST LÀ, MÊME SI MACRON NE VEUT PAS NOUS ON EST LÀ, POUR L’HONNEUR DES TRAVAILLEURS, ET POUR UN MONDE MEILLEUR, MÊME SI MACRON NE VEUT PAS NOUS ON EST LÀ toute la journée. Elle s’assied sur un strapontin et regarde droit devant elle. Elle ne m’a pas reconnue. J’ai envie d’aller lui parler, de lui demander si elle y va et de lui dire que j’étais sûre, dès que je l’ai vue sur le quai je l’ai su, j’en aurais mis ma main au feu. Je regarde mon téléphone mais il n’y a rien dessus, c’est mon téléphone de manifestation, sans aucune des applications de messagerie pour éviter de compromettre des camarades en cas d’arrestation. J’envoie un sms à une personne que j’aime et que j’imagine blottie dans son lit. Je répète dans ma tête les indications que j’ai relues plusieurs fois avant de transférer ma carte sim, au top suivez l’écharpe jaune, retenez les noms de COLINE BOUILLON BARREAU DE CRÉTEIL ALEXIS BAUDELIN BARREAU DE PARIS, soyez à l’heure c’est-à-dire ni en retard ni en avance, je regarde l’heure, ça devrait être bon. La présence d’une autre personne, même si je ne la connais pas, me rassure. Le métro freine et elle se lève et moi aussi, elle marche vite sans avoir l’air pressé, d’un pas souple et déterminé, du pas de celles que rien ne peut arrêter je pense ET LA RUE ELLE EST À QUI ? Elle est si assurée de sa direction que je me demande presque si je ne me suis pas trompée sur son compte ELLE EST À NOUS elle n’est pas intimidée par les immeubles Haussmanniens ET LA RUE ELLE EST À QUI ? ni par le luxe qui s’étale sur les vitrines ELLE EST À NOUS ni par la bourgeoisie qui s’exhibe jusque dans les parfums rencontrés À QUI ? tout ce quartier pue le fric À NOUS nous crie que nous n’avons rien à faire là À QUI ?À NOUS mais elle n’est pas impressionnée À QUI ? À QUI ? À QUI ? À NOUS À NOUS À NOUS elle marche vite devant moi, à chaque fois qu’elle aborde un coin de rue je me demande si elle suivra la direction que je prendrai, et chaque croisement est un consensus, j’en étais sûre, ma main au feu, elle est avec moi. Je ralentis un peu mon pas en abordant le dernier carrefour pour pouvoir analyser la situation lorsque j’aurai en vue le point de rendez-vous. Je vois des corps silencieux se mettre en mouvement, le signal a dû être donné. Une esquisse de cortège disparait déjà au coin d’une rue plus loin, des silhouettes isolées se détachent des murs, des abribus et des encadrures de portes, traversent en lignes droites le calme de la rue pour rejoindre le groupe qui se forme au fur et à mesure qu’il avance. J’accélère sans courir, grandes enjambées qui partent du ventre. Nous convergeons sans nous saluer. Nous étions ensemble bien avant de nous trouver. On marche vite. Peu d’entre nous savent où on va, mais

Vues d'une exposition personnelle à Bienne par temps de grève à Paris. Lokal Int, Bienne (Suisse), juin 2023. Sur l'invitation de Caroline Schattling Villeval
Le texte des flyers est disponible en pdf ICI